L’exemple d’un domaine foncier convoité par deux marabouts, en deçà et au-delà de la frontière sénégalo gambienne
By THIAM, Amadou, DIOP, Djim Momar Talla (Nganda, March 2009)
L’arrondissement de Nganda, récemment érigé en commune dans la nouvelle région de Kaffrine est situé à quelque 250 Km de Dakar. Il présente sur ses flancs une zone jouxtant la République sœur de Gambie. Les populations des villages situés de part et d’autre de la frontière - héritée d’un des plus absurdes découpages coloniaux- ne se sont jamais senties séparées, en dépit de l’existence de deux pays souverains à régimes politiques différents. Loin s’en faut, les liens séculaires façonnés par le même socle culturel, la même religion et le même legs précolonial sont restés plus que vivaces.
C’est ce que va révéler cette expérience mettant en relation deux communautés villageoises d’un même peuple appartenant à deux territoires.
Dans l’ancienne communauté rurale de Nganda, se trouve en territoire sénégalais un village dénommé Bamba Keur Serigne. De l’autre côté de la frontière, un autre village gambien adjacent dénommé Mbacké Ndiané. La première localité citée est le fief de la lignée des CISSE, sous la houlette d’un marabout A. Cissé, vénéré par les siens. La seconde localité, moins peuplée est le bastion de la lignée des DIANE. Ce village se situe par hasard en terre gambienne, du fait de la convention franco- britannique dans un contexte colonial du XIXe siècle. Là, règne en maître un certain B. Diané, non moins respecté au- delà de toutes considérations étatiques. Et c’est justement ce dernier qui, vers les années 1990, s’est arrogé le droit de fonder un nouveau village dans la communauté rurale de Médinatou Salam II, en territoire sénégalais, tout près de chez son vis- à- vis, le marabout Cissé. Sans difficulté, sans état d’âme. Dans l’indifférence totale des populations de – ci, de - là !
Mais, les immenses champs visés par le nouvel occupant venant d’à côté étaient quasi- partie intégrante du domaine traditionnel des Cissé. De surcroît, le domaine convoité se trouvait inclus dans une forêt classée. A ce titre, seul le Conseil régional avait pouvoir d’affecter et non le Conseil rural. En tout état de cause, le marabout Diané avait manifestement bénéficié des largesses du côté sénégalais.
Mais, probablement en raison du contexte de rareté des ressources et de la volonté de pérenniser une légitimité clanique, le marabout Cissé lui aussi n’entendait pas perdre ses droits ancestraux sur ces terres. D’où un conflit.
Les Cissé ont dès lors fait comprendre à qui de droit et de raison qu’ils étaient prêts à défendre à tout prix le fruit d’un legs multiséculaire. C’est ainsi que le marabout Cissé soumit l’affaire à l’appréciation du Conseil rural, qui, à son tour, s’en référa au Sous- préfet. La situation s’était vite aggravée, notamment avec l’empressement du marabout Diané ; lequel avait affiché son désir ardent d’entamer les travaux champêtres. Fort de sa légitimité, le marabout Cissé qui avait à sa tête un village beaucoup plus peuplé était sûr de prendre le dessus. De l’autre côté, le marabout Diané semblait être conforté dans ses droits et sa légitimité. Ainsi, revigoré par ses talibés, il opposa une fin de recevoir à la mise en demeure servie par son coreligionnaire, le marabout Cissé.
Pour parer à toute éventualité, le Sous-préfet avait alors requis en renfort une force publique provenant des régions périphériques. Parallèlement, il usa de toutes ses compétences de diplomate et de ses capacités de négociation et de conciliation.
A tel point que le marabout Cissé, conscient de sa supériorité numérique finit par opter pour une solution apaisée et durable. Contre toute attente, il demanda à ses fidèles de se retrouver massivement dans la zone contestée dans le but de débroussailler au profit du marabout Diané. Et plus tard pour lui-même.
Mieux, il fut même le premier à donner le premier coup de pioche. Et c’est ainsi que le marabout Diané, fort enchanté et ému, se résolut à être de la partie avec les siens. Et voilà comment le litige a été résolu par voie de dialogue !
Le premier enseignement à tirer de cette expérience est la non appropriation de la notion de frontière héritée de la colonisation par les populations dans cette zone transfrontalière.
Si des lois consacrent la souveraineté des Etats - nations postcoloniaux qui apparaît comme un obstacle politique à l’intégration sous régionale ou africaine, il reste que les populations ne s’y reconnaissent pas. Au contraire, elles posent quotidiennement des actes dans le sens de l’intégration des peuples. Sinon, comment comprendre l’audace du marabout Diané de venir agrandir son champ d’action et d’intérêts en « territoire étranger » ? C’est là une manifestation d’une intégration naturelle, acceptée par tous.
Par ailleurs, face à cette « violation de l’intégrité territoriale », le mutisme affiché par les autorités sénégalaises montre la suprématie de la légitimité traditionnelle et les coutumes sur les normes adoptées par les autorités (centrale et décentralisée) et les conventions internationales. C’est là que la souveraineté de l’Etat cède le pas à la volonté de ces populations de vivre ensemble dans leur diversité, quoique éclatées dans deux territoires par les vicissitudes de l’histoire, au grand bénéfice du principe de la libre circulation des personnes et des biens (vitaux) mis en œuvre ici par les véritables acteurs économiques ruraux sur le terrain.
En second lieu, la synergie de la puissance publique (Sous-préfet) faisant preuve de bonne gouvernance et des légitimités maraboutiques a permis la résolution d’un conflit foncier qui pouvait bien déborder. Un tel « arrangement » n’est-il pas plus prometteur et efficace qu’une justice moderne dans laquelle les protagonistes ne se retrouveraient pas ?
Enfin, le marabout Cissé, en fin stratège, n’a pas perdu de vue que le défrichement constitue la base sociale du droit foncier (droit de feu et droit de hache) dans ces contrées fortement marquées par la tradition. En s’engageant en personne aux travaux de débroussage, il a tenu ainsi à pérenniser sa légitimité. Pour réclamer ce jour-là et plus tard « le droit de propriété sur le foncier » car, étant le représentant des héritiers légitimes des premiers occupants. Et les pouvoirs publics en avaient une conscience claire.
Mais, dans tout cela, quel a été le poids de la frontière sénégalo gambienne ?!